La place d’équipier à bord d’un voilier de propriétaire.
- Cela fait 30 ans que je navigue, d’abord en club, en Manche, et depuis 15 ans en Méditerranée sur un bateau dont je suis propriétaire, avec des amis (soit de longue date, soit militants d’éducation), mon fils, et des amis de mon fils. Je ne découvre pas aujourd’hui que l’organisation des croisières est un style qui évolue. Par contre, des particularités de ces deux dernières saisons (8 mois de navigation) m’amènent à quelques réflexions, que je souhaite partager.
Ces deux saisons ont été marquées essentiellement par la précision de la place des équipiers à bord. Trois éléments nouveaux y ont contribué : mon expérience récente de navigation en solitaire, l’introduction du mémo de l’équipier, et la demande pressante des jeunes équipiers largement majoritaires.
Quel besoin d’équipiers y a-t-il sur mon bateau pour le faire marcher ?
- Seul à bord pendant le tiers de ces huit mois, j’ai pu actualiser le rapport entre le projet de la croisière et la place des personnes embarquées.
En solitaire, l’espace d’évolution maintenant dégagé améliore la rapidité d’intervention et d’exécution. L’anticipation des actions adéquates et leur décomposition, nécessaires pour donner un ordre avec un équipage, s’affranchissent en solitaire de la demande d’attention, de l’explication des manœuvres et de la vérification de leur efficience.
Bien que l’organisation de mon bateau ne soit pas orientée excessivement vers une navigation en solitaire, la configuration actuelle ne nécessite presque plus d’optimisations. Les besoins techniques d’équipiers à bord sont ainsi devenus peu nombreux à ne pouvoir être anticipés et contournés.
- Il y a le risque de l’accident physique du navigateur solitaire, qui le mettrait en incapacité physique d’assumer son rôle. Il en résulte que tous les déplacements sont très mesurés et sécurisés. Je regarde encore plus où je mets mes pieds et où je me tiens en descendant dans le carré ou en me rendant à l’avant du bateau.
- Il y a l’incident survenant au bateau en cours de navigation, à un moment où le pilote automatique tiendrait mal, ou dans un passage proche de la côte ou encombré. Aucune possibilité de confier la barre à un autre pour aller voir ce qui se passe dans la calle moteur ou pour remédier à une rupture de passe-coque ou d’accastillage essentiel. Seule manière d’y remédier : renforcer la méticulosité de l’entretien mécanique.
- Le besoin de consulter la cartographie quand la veille extérieure ou la prise en main de la barre nécessitent de rester à l’extérieur, et particulièrement lors d’approches de port et de mouillage a été comblé par une tablette étanche installée sur la console de barre.
- Reste le cas d’un projet de navigation sans escale plus longue que la capacité de veille sécurisée du navigateur solitaire. Cela ne pose pas de problème en côtière où l’on peut toujours s’arrêter. Par contre, une traversée de plus de 24 heures n’est pas envisageable en Méditerranée à cause de la densité du trafic.
Le sentiment de vivre une aventure, que le monde m’appartient, est renforcé en solitaire. Le plaisir qui en résulte n’est par contre partageable qu’avec soi-même. Une question de sens prend alors de l’importance. L’investissement qui permet cette aventure, d’acquisition de savoir-faire et de conscience de la nécessité d’une organisation appropriée aux conditions de cette aventure, cet investissement, j’ai besoin de le mettre à disposition d’autres et d’en permettre la transmission.
En solitaire c’est compliqué à réaliser | Concentration à la barre | Le mémo de l’équipier sur Fulmar | Prise de ris |
Quelle place pour l’équipier ?
- L’amélioration de la possibilité pour chaque personne à bord de prétendre occuper une place active, selon son niveau, ses intérêts, a été parfois souhaitée lors des navigations précédente. De la présence plus fréquente de jeunes femmes à bord, résulte une revendication renouvelée d’une place d’équipière à part entière, et non de simple passagère sous prétexte que certaines choses sont trop techniques, trop physiques.
- La vie à bord et la marche du bateau sont régies par des principes techniques propres à la navigation à la voile, mais également par les choix qu’opère le chef de bord parmi des options techniques, en vue de les harmoniser et de les faire correspondre à d’autres choix préalables qu’aura fait le propriétaire dans l’équipement et les agencements du bateau.
Un de mes amis, qui navigue depuis13 ans avec moi, réclamait un mémo qui récapitulerait les éléments essentiels à chacun pour pouvoir contribuer à l’organisation de la vie à bord et à la bonne marche du bateau. Ce mémo existe désormais, et j’y intègre au fur et à mesure les suggestions d’améliorations, de précision, de simplification. Ce mémo est désormais le support de moments de briefings quotidiens lors de la première semaine de chaque croisière, souhaités par les équipages.
- Que chacun puisse occuper une place d’acteur à bord suppose que soient organisés l’apprentissage et la vérification de l’efficience de ce qui est appris. Si l’on veut en outre favoriser la retransmission entre celui qui a appris et celui qui va apprendre, cela nécessite également une supervision de la transmission et de la vérification.
Un exemple éloquent est la transmission de la technique de mouillage. La méthode, désormais rodée, est la suivante. Le chef de bord apprend la technique à un équipier. Quand celui-ci maîtrise la technique, il est d’abord observé par celui à qui il transmettra. Observé non pas comme en curieux, mais en tant que celui qui sera amené à faire une prochaine fois. L’étape suivante est l’apprenant qui réalise, sous le regard attentif de celui qui transmet ; puis les deux rendent compte du processus au chef de bord, qui veille à ce que la procédure ne soit pas altérée pendant la transmission, et rend attentifs l’actuel transmetteur ainsi que celui qui deviendra transmetteur à l’issue de son apprentissage, aux causes probables de telles altérations. La cause principale de telles altérations est la gêne que le transmetteur peut éprouver à émettre des critiques face à la technique mise en œuvre par l’apprenant.
Une question de reconnaissance d’un statut, et de savoir incarner un statut.
Equipage et chef de bord
- Parfois se produisent des moments magiques, où le bateau n’est plus une machine manipulée plus ou moins adroitement, où les humains à bord font corps avec le bateau : un bateau qui démarre tout seul du mouillage pendant que le capitaine travaille à la table à cartes, un virement de bord fluide, une voilure finement réglée dans la durée, au près par petit temps capricieux, une nuit de traversée où les quarts se sont bien enchaînés et le journal de bord bien tenu… A ces moments-là, le capitaine se trouve en présence d’un équipage.
Mais l’accroissement de la technicité des équipiers, et de leur capacité d’initiative, ingrédients nécessaires des conditions de réalisation de ces moments, ne sont pas suffisants. En-dessous, presque dissimulée, peut-être par pudeur, se trouve la capacité collective de coordination, d’acceptation qu’un statut particulier soit exercé, et que l’un des membres de l’équipage puisse prétendre l’exercer : un second.
- Le second est investi de la responsabilité de la veille en l’absence du chef de bord (occupé à l’intérieur, ou quand il se repose). Mais au-delà, l’institution de ce rôle veut permettre un début de dépersonnalisation de la question complexe de la responsabilité lors d’une « expédition maritime » (L’introduction du mémo de l’équipier nomme une croisière : « expédition maritime », en référence au droit maritime français).
L’organisation à bord ne procède pas des lubies d’une personne, mais des particularités de l’expérience d’une expédition maritime. J’ai eu grand plaisir à constater que ce rôle, même s’il est exercé incomplètement, ou parfois folklorisé, ne rebute les jeunes équipages.
Cela me permet de souffler, d’être un peu plus serein aux moments où je lève le pied, et de ne plus être seul référent pour chacun.
Merci à tous mes équipiers de me permettre l’aventure, essentielle pour moi, que je viens d’essayer de caractériser dans ces quelques mots, et merci encore plus à la confiance qu’ils m’accordent, sans laquelle cette aventure ne serait pas possible.
Roland